Rencontre avec Élisabeth Chevanne : « Faire progresser le cyclisme féminin, c’est une responsabilité collective »
Nous avons échangé avec Élisabeth Chevanne, figure incontournable du cyclisme féminin en France. Ancienne coureuse professionnelle, aujourd’hui engagée dans le développement du cyclisme féminin professionnel à la Fédération Française de Cyclisme, elle multiplie les rôles pour faire grandir un écosystème encore jeune. Avec lucidité, exigence et passion, elle partage avec nous sa vision d’un sport en mutation, les progrès réalisés, les fragilités persistantes, et l’importance de transmettre aux générations futures.
Une trajectoire à la croisée des mondes
Difficile de trouver figure plus transversale qu’Élisabeth Chevanne dans le paysage du cyclisme féminin français. Coureuse professionnelle pendant plus de quinze ans, elle a vécu de l’intérieur les grandes heures et les zones d’ombre du peloton. De la Grande Boucle féminine, qu’elle dispute dès ses 17 ans (et pendant 14 ans jusqu’en 2006), jusqu’aux dernières éditions du Tour de France Femmes avec Zwift, elle a tout vu. Et surtout, elle a choisi de rester actrice.
Aujourd’hui, elle cumule les responsabilités : fondatrice et Présidente du Tour International Féminin des Pyrénées, ambassadrice pour ASO (Amaury Sport Organisation) sur les grands Tours, coordinatrice du cyclisme féminin professionnel à la Fédération Française de Cyclisme, et mère engagée de deux jeunes filles passionnées de vélo. Une implication qui tient autant du choix stratégique que de la vocation intime : “Je veux que les petites filles puissent rêver en grand dans ce sport”.
Son moteur ? Une passion intacte, ancrée dans le réel. “Il faut garder les pieds sur terre. Le cyclisme féminin avance, mais ses fondations restent fragiles”. Bénéficiant cette année d’un dispositif de mécénat de compétences de son employeur Orange, elle s’est engagée à fond dans toutes ses activités « cyclistes » et jongle entre coordination fédérale, logistique d’événement, mobilisation de partenaires privés, gestion familiale… avec une rigueur millimétrée. “Mon temps est optimisé à la minute près, dans les trajets, les réunions, les échanges”.
Sa force : une connaissance fine de tous les rouages du cyclisme, et une capacité rare à faire dialoguer terrain, institutions et écosystème.
Professionnalisation : une révolution à marche rapide
Pour Élisabeth, un tournant majeur s’est opéré avec la mise en place, en 2018, du cahier des charges UCI imposant des salaires et des contrats pour les équipes World Tour féminines.
“On a désormais 15 équipes World Tour, un salaire minimum à 35 000 euros, des structures qui s’équipent au même niveau que les hommes”. Les conditions se professionnalisent : directeurs de performance, staff complet, bus identiques à ceux des équipes masculines.
Depuis le premier janvier 2025, une nouvelle catégorie d’équipes professionnelles a été créé avec les Pro Teams qui sont progressivement intégrées dans les épreuves World Tour. “Les Pro Teams françaises comme Arkéa, Cofidis, Saint-Michel Préférence Home Auber 93 ou Winspace fonctionnent avec des budgets plus serrés, et rémunèrent les coureuses au SMIC”.
La construction du haut niveau prend du temps et repose encore sur des équilibres précaires. Et sur des sportives qui s’entraînent autant que leurs homologues masculins, parfois avec moins de soutien logistique. “Elles sont moins nombreuses par équipe, donc enchaînent plus de courses. Il y a plus de blessures, plus de fatigue”.
Cofondatrice en 2019 du premier syndicat AFCC (Association Française des Coureures Cyclistes), désormais remplacé par le nouveau Syndicat des Coureures Cyclistes Professionnelles, Elisabeth Chevanne insiste sur l’importance de la représentation des athlètes et la défense de leurs droits. En 2019, 12 championnes françaises bénéficiaient de contrats professionnels, en 2025 elles sont 53, notamment grâce aux nouvelles équipes Pro Team.
Le nouveau regard du public
Le retour du Tour de France Femmes avec Zwift, en 2022, a marqué un basculement. En tant qu’ambassadrice ASO, elle est en voiture au cœur de la course et témoigne :
“Au fil des étapes, les spectateurs se sont amassés sur le bord des routes. On sentait une ferveur monter. Cela a été très émouvant pour moi parce que j’ai vu vraiment un engouement pour ce cyclisme féminin et ASO était hyper enthousiaste. On a atteint des audiences à 19,7 millions de téléspectateurs, donc c’est énorme”.
Et des images fortes : “la montée dans le brouillard du Tourmalet en 2023, les 4 secondes conservées par Kasia Niewiadoma sur Demi Vollering à l’Alpe d’Huez en 2024. On a découvert des championnes, une dramaturgie, une proximité”.
Les spectateurs se sont rendu compte que “ces coureuses qu’ils ne connaissaient sont plus abordables, plus proches aussi du public. Et puis les journaux, les médias ont joué le jeu. Et les réseaux sociaux. Donc on a commencé à connaître en fait toutes ces championnes”.
Cette visibilité rejaillit partout. Dans les clubs, où les inscriptions de filles ont encore progressé de 3 % en un an. Sur les réseaux, où les jeunes suivent les sportives et s’identifient. “C’est essentiel pour donner envie. Faire naître une vocation, ça passe par des modèles”.
Tour International Féminin des Pyrénées : l’engagement de terrain
Élisabeth Chevanne est directement engagée dans l’évolution du cyclisme professionnel. Depuis 2022, elle organise le Tour International Féminin des Pyrénées, une course à étapes ambitieuse. Objectif 2026 : passer en catégorie ProSeries. “On manque de courses par étapes en France. Or les femmes en ont besoin pour se préparer, pour progresser, pour exister”.
Mais là aussi, rien n’est simple. Les contraintes budgétaires sont fortes, les collectivités réduisent leur soutien, certaines équipes se désistent au dernier moment. “Tout le monde est bénévole. On se bat pour tenir”. Pourtant, l’édition 2024 a accueilli trois équipes World Tour, avec l’ambition d’en attirer plus en 2025, grâce à un nouveau calendrier mieux positionné. Elisabeth Chevanne s’est également lancée dans la création d’une société commerciale pour pérenniser l’épreuve et son projet a été retenu dans la quatrième promotion du Palatine Women’s Project, un dispositif accompagnant des projets entrepreneuriaux portés par des championnes.
Institutions, équipements et message aux jeunes filles
Son rôle à la Fédération est tout aussi actif : coordination du secteur pro féminin, animation de la commission nationale, plaidoyer pour une réforme des points UCI… “On est force de proposition. Et on voit que ça marche : les équipes françaises passent au statut ProTeam, les structures se consolident”.
Elle observe aussi avec enthousiasme l’évolution des équipements. “Moi, je n’ai jamais eu de vélo à ma taille!” Aujourd’hui, les marques s’adaptent enfin aux morphologies féminines, développent des produits techniques pensés pour le confort et la performance. Elle salue notamment le travail de Céline Champonnet avec Wilma, partenaire du Tour International Féminin des Pyrénées. “C’est une révolution silencieuse. Le bon équipement change tout, surtout pour celles qui ne font pas de compétition”.
Élisabeth fait partie de cette génération qui a tout vécu : l’enthousiasme et l’abandon, les fractures et les podiums, l’invisibilité et la reconnaissance progressive, et qui refuse de céder à la résignation. Elle sait ce que l’on gagne quand le sport féminin progresse : une place dans la société, une sécurité pour les athlètes, une capacité à inspirer les plus jeunes.
“Ce que je veux, c’est que mes filles aient des modèles. Il faut continuer à se battre. Rien n’est acquis. Mais on avance, et c’est magnifique de voir mes filles vibrer pour ce sport. L’aînée participe cette année au programme ‘Elles arrivent’ sur le Tour de France Femmes et au championnat de France d’avenir. C’est tout un symbole”.
Si le cyclisme féminin est aujourd’hui plus visible, mieux structuré, et en passe de devenir un vrai levier d’engagement pour les territoires, c’est aussi grâce à celles, comme Elisabeth Chevanne, qui relient les points, accompagnent les parcours, et maintiennent le cap.