Le sport féminin en Arabie Saoudite : quel projet pour la Vision 2030 ?

“La vision de ce qu’Al Nassr fait et développe en Arabie saoudite, tant au niveau des fans qu’autour des plus jeunes ou du football féminin, est très inspirante », disait Cristiano Ronaldo lors de sa présentation par le club de Riyadh le 30 décembre 2022. Deux ans plus tard, on constate l’ampleur internationale des initiatives saoudiennes autour du sport au féminin, que ce soit au travers du sponsoring ou de l’organisation des compétitions.

Ainsi, le royaume dirigé par Mohamed Ben Salmane (« MBS ») a accueilli les finales WTA 2024 à Riyadh, la Women’s Premier League, rejointe d’ailleurs par l’internationale française Léa Le Garrec cet été, a couronné pour sa seconde édition l’équipe d’Al-Nassr de Lina Boussaha et Aminata Diallo, le 2 novembre dernier l’Aramco Team Series 2024 a vu la victoire de Charley Hull, et Jeddah est l’étape inaugurale du championnat féminin de la F1 Academy, dont Reema Juffali sera la porte-étendard du royaume.

Côté investissement et sponsoring, la controverse du sponsoring de la Coupe du Monde Féminine FIFA 2027 par la société nationale pétrolière Aramco, qui a fait suite à l’annulation de l’accord de visibilité conclu par Visit Saudia sur l’édition 2023, concentre l’attention médiatique internationale sur l’appétit saoudien sur le sport féminin, tout en attisant les condamnations en « sport washing ».

Pour décrire au mieux le contexte économique, sociétal et géopolitique des investissements saoudiens, nuancer la perception de l’impact de ceux-ci, nous nous sommes entretenus avec Raphaël Le Magoariec, docteur en géopolitique du sport et auteur de la thèse « Les politiques sportives des pays du Golfe : entre défis économiques et défis sociaux ».

Monsieur Le Magoariec, merci de m’accorder ce temps, et ma première question est très simplement, est-ce que vous savez quelle est l’importance du sport féminin dans le projet « Vision 2030 (le projet de planification stratégique saoudien) ?

Et bien le sport féminin est central dans le projet Vision 2030, à plusieurs niveaux, dont le premier, généralement peu cité dans les points de vue européens, c’est le niveau national/local. On parle en permanence du soft power, ce qui a tendance à faire disparaître toutes les initiatives à l’échelle locale et domestique. Donc il y a une première perspective, celle du développement de la pratique du sport féminin à l’échelle du royaume, dans le cadre d’un changement de modèle de société, dans un cadre spécifique où dans les années 1980, les femmes ont été privées d’accès aux équipements sportifs, après une première émergence initiée dans les années 1970 par Iffat Al Thunayan, épouse du roi réformateur Fayçal. Celle-ci a imaginé et mis en place un système scolaire pour les filles et le développement d’un système d’éducation physique et sportive, prélude à un premier essor de la pratique sportive par les filles et les femmes. Mais l’événement de la prise d’otage de la Mecque en 1979 met un coup d’arrêt à la modernisation de la société envisagée et replonge les femmes dans une forme d’invisibilité. Mais cet ancrage a donc existé, surtout autour d’une classe plutôt aisée et a servi à la résurgence à laquelle on assiste non pas depuis seulement l’avènement de MBS, mais depuis 2005 et le régime du roi Abdallah. En 2006 par exemple, un élément fondateur central a lieu pour le sport au féminin, avec la création du Jeddah United, fondé par Lina Al-Maeena, qui par transgression de la loi sur les sociétés commerciales, va ouvrir le premier club de basket-ball féminin.

La personnalité de Lina Al-Maeena est centrale dans l’essor du sport au féminin, et son rôle va croître au sein des institutions saoudiennes, en étant nommée au poste de vice-présidente de la Fédération saoudienne « Sports pour tous » et à celui de députée de la Choura, la chambre des représentants d’Arabie Saoudite. Son engagement dans l’éducation et le sport lui vaudra en 2022 d’être récompensée au Forum international du sport féminin arabe. Il témoigne aussi de l’influence des famille internationalisées de l’élite saoudienne dans le changement de mentalité, puisque comme la cavalière Dalmas Malhas, médaillée de bronze lors des Youth Olimpics Games, en 2010 et l’athlète saoudo-américaine Sarah Attar, l’une des deux premières représentantes saoudiennes aux JO, à Londres en 2012, leur éducation à l’étranger leur a permis un accès aux équipements et structures sportives, dont elles auraient été bannies en Arabie Saoudite.

La réémergence du sport saoudien en 2006 va poser des jalons importants au projet Vision 2030, puisque dès 2019, avec l’appui de Lina Al-Maeena, un programme d’éducation physique pour les femmes est pensé. Au sein du projet, le sport féminin est perçu comme un vecteur du changement des mentalités, mais aussi d’une incitation à l’emploi et au travail des femmes, ce qui est une question centrale dans la rupture souhaitée par la monarchie par le lancement du projet Vision 2030 en vue de se tourner vers une économie post-pétrolière.

Le sport est donc un moyen de rétention de la main d’oeuvre qualifiée saoudienne face à la tentation de l’expatriation ?

Le sport est un support, et il envoie un message d’effort. Il y a, de manière concomitante à tous les pays du Golfe, le développement d’une rhétorique et d’un champ lexical autour des valeurs d’effort et du travail, à laquelle le sport s’associe bien. Depuis la crise du chômage en 1990, le travail devient quelque chose de central, et un potentiel secteur de déstabilisation du pays. A travers le sport, c’est aussi une manière de se montrer inclusif, bien que ça n’empêche pas un « revers de la médaille », où les quelques femmes critiques du système sont encore très fortement réprimées. C’est cette répression qui, vu d’Europe, va donner l’impression d’un « sport-washing » dont on dévoie facilement la définition, en confondant les publics visés. Le sport-washing ne concerne pas ce qui est dédié à un public national, mais est un outil de communication auprès des influences internationales.

Sur la perspective nationale, domestique, c’est sûr il y a un réel engouement des femmes pour le sport, et les matches à Riyadh, Jeddah le prouvent avec une forte présence féminine parmi les spectateurs des tribunes familiales. Il faut voir le contraste avec 1980, où elles étaient interdites de stade. Depuis 2017, et la réouverture des stades aux femmes, on mesure vraiment leur engouement pour les rencontres. Le mouvement global d’ouverture au sport sur le plan domestique profite donc bien aux femmes, est même apprécié des femmes, mais ça n’empêche pas la très forte répression de celles qui critiquent le système patriarcal qui dominent les femmes. Il y a une imbrication entre une libéralisation voulue avec des limites et un autoritarisme qui n’accepte aucune dissension, et un conservatisme qui reste fort et va de manifester sous formes variées en fonction de facteurs familiaux, sociaux et géographique. Tout ce qui touche à la question féminine reste très lié en premier lieu au noyau familial, et l’État a peu de moyens d’agir dessus.

Il faut donc garder une lecture à deux niveaux qui ne se superposent pas, l’un domestique, l’un international.

Tout à fait, dans la vision 2030, le sport au féminin à l’échelon international va servir l’Arabie Saoudite dans son gain de légitimité, dans le changement de son image, car depuis les années 80, le pays est perçu en Occident comme un pays fermé sur lui-même, conservateur et dans lequel les femmes (ndlr : sous-entendu « toutes les femmes ») sont opprimées. Ici le sport féminin permet de transformer cette image en développant, multipliant les compétitions féminines internationales. Dans ce contexte de changement d’image, on reconnaît plus les mécanismes à l’oeuvre du sport-washing. Les femmes peuvent servir ce message de changement, car vu de l’aire occidentale l’association « femmes = modernité » est facilement faite.

Depuis l’émergence du Jeddah United, quelles sont les pratiques sportives les plus populaires chez les femmes en Arabie Saoudite ?

Il y a bien sûr le côté fitness, qui est une importation claire de la présence des expatriés de la région. Mais ce sont, pour les femmes, les sports collectifs qui sont les plus importants, avec une tradition autour du basket, du football et du volley. Mais cela étant, à l’instar de Dunya Ali Abutaleb, qui s’est qualifiée au tournoi olympique de taekwondo terminant au pied du podium, à la quatrième place et médaillée de bronze aux championnats du monde, en 2022, les sports de combats sont très populaires en Arabie Saoudite.

Pour faire écho à votre propos sur la rhétorique de l’effort, Hélène Sallon traitait d’enjeux liés à l’obésité pour contextualiser l’essor du sport dans les pays du golfe, est-ce que c’est un élément important pour le sport au féminin en Arabie Saoudite ?

Oui, c’est absolument inclus dans l’objectif de changement de modèle de société. Il y a dans la vision du développement du sport féminin cette idée, étant donnée la structuration des cellules familiales autour de la mère, que celles-ci vont transmettre, inculquer une part de culture de l’effort physique à leurs enfants, l’esprit sportif. Il y a donc en effet cette volonté du gouvernement saoudien, une vision idéalisée en tout cas, tant la réalité du modèle de consommation et de motorisation de la société saoudienne s’éloigne pour le moment de l’ambition de réduction du taux de surpoids au sein de la population.

« L’objectif de Vision 2030 était que la part des Saoudiens faisant du sport passe à 40 %, contre 13 % en 2016. L’objectif a été dépassé : 48 % des Saoudiens pratiquent un sport, surtout le football et le basketball, mais d’autres sports se développent aussi »

Lina Al-Maeena

Sur le volet international, l’Arabie Saoudite à travers le PIF (fonds souverain saoudien) a fortement investi sur la WTA, sur le circuit de golf, veut sponsoriser les compétitions féminines, est-ce que cette visibilité massive a un impact sur l’engouement local ?

Encore une fois, l’engouement local du public féminin saoudien ne correspond pas à l’agenda de la visibilité de l’Arabie Saoudite pour se définir comme un « hub » mondial du sport. Les affluences sur les compétitions féminines organisées sur le sol saoudien souffrent peut-être d’un moindre prestige aux yeux du public que celles masculines (environ 400 spectateurs aux finales WTA 2024). Il faut vraiment différencier les agendas nationaux et les agendas internationaux.

Nouvelle cible saoudienne du sport-business international, l’e-sport, dont les Olympiades auront lieu à Riyadh, est-il le prochain lieu de progression de la jeunesse sportive saoudienne ?

Potentiellement, car l’Arabie Saoudite se concentre beaucoup sur ce terrain, mais les visages féminins saoudiens sont largement moins représentés ou connus que les saoudiens qui brillent sur la scène de l’e-sport. Au vu du modèle de la société saoudienne, de la question de la sédentarité, il existe bien sûr un espace de progression disponible pour les gameuses saoudiennes, mais elles sont très minoritaires.

Présentation de l’Esports World Cup à Riyad – SAUDI PRESS AGENCY / HANDOUT VIA REUTERS

Merci pour votre éclairage Monsieur Le Magoariec, pour les nuances apportées à la notion de « sport-washing » et pour votre expertise sur cet acteur incontournable qu’est l’Arabie Saoudite dans le sport business.