Sport et féminité en Egypte, les grands paradoxes

A la question, quel sport, chez les femmes, a offert à l’Egypte le plus de médailles aux JOP Paris 2024, la réponse peut surprendre. C’est en effet en haltérophilie que Rehab Ahmed, Fatma Elyan, Safaa Hassan et Sara Ahmed (déjà médaillée à Rio) ont obtenu leurs 4 médailles, 1 d’or, 2 d’argent et 1 de bronze. De toute l’histoire olympique des athlètes égyptiennes, les autres médailles ont été gagnées en taekwondo et karaté, des sports de combat, qui comme l’haltérophilie ne sont pas les disciplines qui valorisent le plus les assignations de genre dans un pays encore résolument traditionaliste.

Pour comprendre ce paradoxe, avec l’aide de Salma Abdallah, auteur et chercheur spécialisée sur l’écosystème sportif égyptien, décryptons les modèles et les caractéristiques du sport de haut-niveau pratiqué par les femmes en Egypte.

Le « nadi », lieu d’apprentissage sportif et de segmentation sociale

Il y a une discipline où les 3 premières joueuses mondiales sont égyptiennes : le squash. Nour El Sherbini, Nouran Gohar et Hannia El Hammamy dominent ainsi le circuit mondial. Et si Nouran Gohar évolue désormais aux Etats-Unis, ses deux compatriotes représentent tout à fait l’hégémonie d’un modèle ancien dans l’écosystème sportif égyptien, les « nadis ». Licenciées respectivement à l’Alexandria Sporting Club et à Wadi Degla, El Sherbini et El Hammamy font partie d’une catégorie de la population qui a pu avoir accès aux infrastructures sportives de clubs dont le ticket d’entrée (le « membership » est attribué à vie) peut atteindre un demi-million de livres égyptiennes, soit plus de 4 ans du salaire moyen en 2021 (source : Statista)

Comme le confirme Salma Abdallah, « l’accès aux sports et à un entraînement de qualité est d’abord contraint par le milieu socio-économique, c’est le premier lieu de socialisation par le sport en Egypte et là où les enfants vont découvrir de nouveaux sports. » Très ancien (les nadis sont une importation des sporting clubs britanniques datant du tout début du XXème siècle), le système a produit les principaux champions et reproduit encore les inégalités sociales persistantes parmi les 117 millions d’habitants du pays.

Role-modelling et conformisme

Le système historique des « nadi » est aujourd’hui « challengé par la croissance des académies, des centres privés fondés sur l’endorsement et l’affiliation à une personnalité ou une marque ». En témoigne, en football en particulier l’effervescence des Liverpool Academy, PSG Academy, Real Madrid, FC Barcelona… Ces centres, aux tarifs à peine moins élevés se développent au même rythme que les « compounds », ces quartiers résidentiels cloisonnés à une classe mondialisée où s’érigent aussi les lycées internationaux privés. « C’est très lié au concept de communauté, chacun va dans la même école, le même centre commercial, la même académie, et l’importance du rôle-modèle est essentielle » précise Salma Abdallah. Alors que le football façonne plus facilement ces modèles envers les garçons (Mido, Hassan, Zidan, Salah, Marmoush..), les filles ont peu accès à des figures représentatives. Ainsi Sarah Essam (la première footballeuse égyptienne à avoir joué dans le championnat anglais) n’est pas aussi populaire que Salah, elle provient d’un milieu très spécifique, plus aisé, et son palmarès est très éloigné de celui de Mohamed Salah, il est difficile de s’identifier à elle. A contrario, au basket 3×3, une figure a émergé avec beaucoup de succès. Leader de l’équipe d’Egypte, Soraya Mohamed (surnomée Cléopâtre) inspire beaucoup plus les jeunes filles en représentant mieux la société traditionnelle égyptienne que Mayar Shérif (tennis) ou Farida Osman (natation). Hijabi (elle porte le voile), elle vit au Caire (où elle joue pour le club d’Al-Ahly) et elle est l’une des raisons, sinon la raison pour laquelle le 3×3 fleurit dans des « meet-ups » à la fois dans les compounds et les quartiers plus modestes.

Comme Soraya Mohamed, les joueuses de l’équipe nationale olympique de beach-volley permettent de revendiquer l’égyptianéïté aux yeux du monde, en témoigne cette photo culte du tournoi parisien, où Doaa El-Ghobashi, aux côtés de Magdy Abdel-Hady, jouent en hijab face aux brésiliennes.

Football féminin et l’héritage des programmes de développement

Salma Abdallah est partie intégrante du programme « Right to Dream », une académie à l’envergure internationale dont les racines se situent au Ghana. Fondé sur l’apport du football dans l’éducation auprès des populations défavorisées, le programme a posé bagage en Egypte en 2021 à travers le TUT FC, avant de structurer une académie en 2023. Le club de TUT FC est aujourd’hui avec Wadi Degla (l’ancien club de Sarah Essam) le plus dominant de l’élite féminine égyptienne, ayant remporté le titre lors de la dernière saison.

L’émergence du football féminin en Egypte est récente, et est l’oeuvre d’une pionnière en la personne de Sahar El-Hawary, dont le militantisme a permis la double création d’un championnat féminin et de l’équipe nationale en 1998. Dans ses pas, le programme « Ishraq » (Lever de soleil en français), initié par plusieurs ONG a permis dès 2001 de décloisonner les jeunes filles des régions du Sud de l’Egypte en leur permettant, par le prisme du sport et du football, de rejoindre une éducation compromise par les difficultés géographiques (éloignement) et sociales (pauvreté, traditionalisme). Au total, ce sont 3321 jeunes femmes qui ont participé au programme, facilitant l’intégration du sport malgré les assignations de genre ou de classe.

Le TUT FC et l’initiative Right To Dream sont des héritages de ces programmes, en s’appuyant toutefois sur un mécénat privé, comparables aux académies citées précédemment. Avec l’appui de la Confédération Africaine, dont le mouvement « #ItsTimeNow » traduit les axes prioritaires décidés en 2018, ce sont l’ensemble des clubs traditionnels qui constituent désormais la réserve de développement et de renforcement du football féminin égyptien, puisque l’obligation leur est faite de structurer une équipe féminine pour pouvoir participer aux éditions de la Ligue des Champions.

Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir l’Egypte figurer dans le top 20, et troisième destination africaine, des transferts entrants du dernier mercato, avec 20 transferts réalisés, soit une augmentation de 233% par rapport au mercato estival 2023. Ces transferts sont animés par l’obligation mentionnée au-dessus et comme le rapporte Assile Toufaily pour Forbes, voient l’arrivée de joueuses étrangères au sein de la ligue égyptienne, à l’instar de l’américaine Mia Darden et de l’internationale serbe Aleksandra Dordevic.