Le Vendée Globe, les navigatrices à la conquête du monde
Pour cette ouverture de la 10ème édition du Vendée Globe aux Sables d’Olonne, la participation féminine va égaler le record établi en 2021 avec 6 skippers : Sam Davies (’Initiatives-Cœur 4), pour une quatrième participation, Isabelle Joschke (MACSF), Pip Hare (Medallia), Clarisse Crémer (L’Occitane en Provence). Auxquelles s’ajoutent les deux “rookies” Violette Dorange (DeVenir), benjamine de la course à seulement 23 ans, et Justine Mettraux, qui (Teamwork-Team SNEF).
Avec 15% de navigatrices, le Vendée Globe poursuit donc à la fois sa propre progression et le mouvement de féminisation global de la voile professionnelle, dont on peut voir un marqueur avec la création en 2024 de la Puig Women’s America’s Cup, un trophée exclusivement féminin pour la plus ancienne compétition sportive internationale.
Un essor façonné par le role-modelling
Alors que les premières “skippeuses” n’ont pu concourir qu’à partir de la 3ème édition (1996), Samantha Davies entamera son quatrième tour du monde, ce qui constitue le record de participations féminin (le record absolu, 5 participations, étant co-détenu par Jean Le Cam et Alex Thomson). Si la participation féminine s’est désormais normalisée, c’est avant tout grâce à des navigatrices inspirantes, comme Florence Arthaud, première femme vainqueur d’une Transatlantique en solitaire, ou Ellen McArthur.
En élargissant l’échelle à d’autres niveaux de course, on perçoit le double effet du role-modelling et de la “sororité” dans l’essor des vocations féminines. Ainsi, dans un article du New-York Times dédié à l’iconique “Sydney-Hobart”, les navigatrices témoignent à la fois des influences héritées de Vicki Willman et Jane Tate, et d’environnements inclusifs construits par des compétitions non-mixtes, comme la Women’s Keelboat Regatta ou encore la Sydney Harbour Women’s Keelboat Series. L’article et les navigatrices interrogées témoignent enfin de communautés inclusives qui ont permis de développer les réseaux et l’expérience des équipières et skippers. Sont ainsi cités le réseau “She Sails” mais surtout le programme Magenta, qui permet du tutorat et mentorat avec des navigatrices expérimentées et multi-titrées de la course au large.
Si le Vendée Globe n’a pas vocation à constituer une épreuve 100% féminine, on voit que la non-mixité est la règle au Jeux Olympiques et surtout sur l’America’s Cup a inauguré la Puig Women’s America’s Cup, une compétition parallèle au trophée centenaire qui « vise à constituer une passerelle et à combler le manque d’expérience dans les régates de l’America’s Cup« .
L’événement est enfin une diversification de la compétition à destination des spectateurs, alors que l’ACE (l’organisateur des Coupes de l’America) revendique 50% de téléspectatrices.
Avec 50 % des audiences de l’America’s Cup constitué de spectatrices, le noyau du changement a commencé à se former lors de la régate de 2021 et l’opportunité s’est présentée de créer quelque chose de très spécial pour Barcelone en 2024
C’est donc l’ensemble de l’écosystème de la voile qui se féminise, avec notamment une féminisation des licenciés à 36,93% en 2023, +0,3% par rapport à 2022, et supérieure de 3 points à la moyenne des fédérations olympiques.
Les engagements RSE, moteurs des partenariats des navigatrices
En voile professionnelle, en particulier la course au large, le modèle économique offre une part proéminente au sponsor, avec des bateaux “titrés” du nom des partenaires principaux. L’enjeu de visibilité est donc essentiel, et les retombées en EAE (équivalents achats d’espace) sont l’indicateur le plus visé.
Il y a eu 193.000 sujets tous médias en France (+ 329 %) qui ont généré 259 millions d’euros d’équivalent retombées publicitaires », Yves Auvinet
Cette puissante exposition médiatique, bien qu’adossée à des budgets de mise à l’eau et de fonctionnement croissants (6 à 7 m€ pour le bateau, 2 m€ de frais de fonctionnement annuel), permet à des initiatives caritatives et sociétales de trouver un territoire d’expression très pertinent, aussi associé à la résilience de l’effort en mer.
Toutefois, on note une différenciation nette dans la ventilation entre partenaires “classiques” (banque, assurance, agro-alimentaire) et caritatifs, selon le genre des skippers. Ainsi, en recensant les partenaires des 6 navigatrices engagées, on dénombre 2 projets caritatifs : Initiatives Coeur et DeVenir, soit 33% des navigatrices, contre 2 pour 34 navigateurs, soit 6% (Coup de Pouce et Duo For a Job).
En élargissant au domaine de l’assurance, dont les valeurs centrées sur le “care” sont au coeur de leur “noyau central” (Géraldine Michel), on retrouve encore une nette surreprésentation des navigatrices, en portant à 4 sur 6 (66%). Chez les navigateurs, cette proportion se situe à 4 sur 34 (12%), autant que l’industrie agro-alimentaire seule.
Les contraintes qui pèsent encore
Bien qu’en nette progression, la participation des navigatrices à la course au large souffre donc de contraintes encore réelles. Ainsi, au coeur des témoignages à propos de la Sydney-Hobart, le volet économique révèle que parmi les 9 bateaux skippés par des femmes, 7 appartiennent à leurs skippers, mettant en avant que les femmes voulant accéder à la direction d’équipage doivent “créer leurs propres opportunités”.
Parfois, pour assumer un rôle de leader, une personne doit créer ses propres opportunités. Adrienne Cahalan
C’est encore plus vrai dans le monde de la course en solitaire, alors que, d’après un article publié par Cairn par Cécile Le Bars et Philippe Lacombe, “les carrières de navigateurs[trices] ne sont pas tant marquées par une ségrégation sexuée verticale que par une nette différenciation horizontale des modes d’exercice puisque les femmes naviguent quasi exclusivement en solitaire. Dans le monde de la course au large comme dans celui du jazz [Buscatto, 2003], il semble en effet que des conventions « masculines », liées au fonctionnement et à l’organisation de l’activité, structurent les relations professionnelles.”
L’article publié par Cairn révèle aussi que “la part des hommes est [en revanche] hégémonique chez les encadrants au niveau fédéral” (Chimot, 2005), participant à des représentations sexuées voire sexistes des navigatrices.
D’abord, c’est trop physique, les pauvres chéries, elles ne vont pas y arriver, et ensuite, une femme à bord, ça fout la merde parce que, si elles sont ensemble, elles se crêpent le chignon, et s’il n’y a qu’une fille au milieu de garçons, évidemment, ça va être l’émeute
Des clichés sexistes que l’on retrouve enfin dans la couverture médiatique, avec le traitement pour les courses autour du monde de la question des maternités. La polémique Clarisse Crémer encore fraîche, on peut interroger le traitement de la parentalité par les médias selon le sexe du navigateur : L’articulation entre la vie privée et la vie professionnelle est ainsi rarement abordée du côté des hommes [Gadea et Marry, 2000], comme si la question ne se posait pas pour eux, et encore moins, dans une perspective comparative, entre hommes et femmes [Marry, Rose, 2006].
Une évolution est néanmoins en cours, puisque cette année, Clarisse Crémer et son compagnon Tanguy Le Turquais partent en même temps, laissant leur fille Matilda aux soins de la soeur du navigateur…