Les Finales du Circuit Valorant Game Changers, organisées à Séoul du 20 au 30 novembre, ont couronné l’équipe brésilienne de Team Liquid. À cette occasion, SPORTPOWHER© se penche sur l’essor de l’e-sport féminin, tant sur la scène compétitive que la pratique amateur. Encore contrainte par plusieurs barrières structurelles et culturelles, la scène e-sport féminine devient néanmoins un terreau fertile pour les marques qui y investissent à la fois pour leur marque employeur et pour capter un marché en pleine croissance. Le secteur bancaire, en particulier, y voit un écosystème particulièrement favorable à sa transition numérique.
Une industrie globale en phase de structuration
L’industrie du jeu vidéo a connu une forte croissance depuis 2019, avec l’augmentation constante du nombre de joueurs. Sur le plan commercial, le secteur a vécu une accélération notable du chiffre d’affaires après la crise du Covid (+32 % sur le marché américain depuis 2019, +14 % en France d’après le SELL*), puis une forme de plateauisation depuis 2022 liée à l’absence d’innovations majeures sur l’offre en consoles.
Objet devenu culturel, le jeu vidéo a conquis les codes du sport, en organisant d’une part ses propres compétitions, et d’autre part en structurant des plateformes de diffusion, devenant un acteur majeur de l’entertainment mondial, qui attire aujourd’hui joueurs, spectateurs et marques, prêtes à capitaliser sur ces audiences particulièrement investies.
Au sein de cet écosystème global, moteur de l’économie de l’attention, la scène e-sportive féminine, longtemps invisibilisée, progresse fortement, poussée par des éditeurs, des joueuses pionnières et des communautés de plus en plus structurées. Au travers du développement de l’écosystème e-sportif féminin, on identifie les stratégies des marques qui s’y engagent.

Les audiences croissantes de la scène de l’e-sport féminin
Les audiences sont révélatrices de cette progression. L’étude publiée par Esports Charts (echarts) fin 2024 a démontré l’essor rapide de la popularité de l’e-sport féminin, avec une croissance importante du nombre d’heures de visionnage sur les différentes plateformes : 21,65 millions d’heures en 2024, contre 1,41 million en 2020 (+1 534 %).
L’audience est concentrée essentiellement sur Twitch et YouTube (84 % des visionnages cumulés).
Le rapport echarts démontre également que l’audience, en l’absence d’une offre de streameuses densifiée, est très corrélée au nombre de tournois disponibles et à leur diffusion. Avec une diminution de 20 % des compétitions organisées entre 2023 et 2024, on constate une chute du volume de visionnage : –25,7 % sur 12 mois.
L’apport essentiel des circuits Game Changers
Numéro 1 des audiences, avec 59,7 % du temps total de visionnage, la licence Valorant, un jeu de tir en “FPS” par équipes édité par Riot Games, est la plus populaire dans l’écosystème féminin. Le jeu bénéficie en effet de la création en 2021, soit moins d’un an après sa sortie, d’un circuit spécifique opéré par son éditeur, le Valorant Game Changers Championship. Mis en valeur comme un “safe space” pour les femmes et les personnes de genres marginalisés, le circuit Valorant GC est structuré selon le même maillage que les compétitions classiques, avec des tournois régionaux et une finale internationale, dont l’édition 2025 s’est tenue à Séoul du 20 au 23 novembre dernier.
La structuration en tournois organisés est un déclencheur essentiel pour le développement d’équipes féminines : mieux protégées face aux risques sexistes et encadrées dans des structures montées avec l’appui des meilleurs clubs (G2, Karmine, Vitality, Shopify Rebellion…), les e-sportives progressent et créent des opportunités de représentativité auprès des joueuses : en 2025 un joueur sur deux dans le monde est une femme et 74 % des joueuses entre 5 et 28 ans jouent au moins une heure par semaine d’après les données de l’ESA (Entertainment Software Association).
Le succès rencontré sur la franchise Valorant a encouragé Riot Games à dupliquer la recette à un autre titre phare de l’e-sport mondial, le jeu League of Legends (LoL). En effet, si la licence est la plus populaire de la planète à l’échelle globale, elle n’est que la 4e en termes de visionnages pour les matchs féminins (2,7 %).
Afin de combler ce fossé persistant, Riot Games a donc développé un format Game Changers pour LoL, dont la finale s’est déroulée lors d’un temps fort du calendrier international, la Paris Games Week, le 31 octobre dernier. Soutenu par les équipes professionnelles, ce circuit (réservé à la zone Europe–Moyen-Orient) permet aux joueuses d’accéder à une meilleure visibilité et ainsi d’engager de plus larges communautés.
En ouvrant des formats réservés aux joueuses, Riot Games et les éditeurs de jeux vidéo offrent une possibilité d’expression loin du terrain des circuits et plateformes dits mixtes mais empreints de culture sexiste. Ils permettent donc à des communautés de se développer, et créent de l’attraction et un terrain d’engagement pour des publics diversifiés et des sponsors, de plus en plus présents sur l’écosystème féminin.

G2 Gozen – Valorant Champions Tour Flickr
Cependant, malgré leur impact majeur sur la structuration de l’écosystème, les circuits Game Changers restent insuffisants et ne constituent qu’une étape vers une véritable reconnaissance internationale des joueuses. L’étude menée par Tan, P.L. & Abdullah, K. (2025), sur la représentation genrée de la compétition e-sportive, montre en effet que les performances accomplies au sein d’espaces réservés aux femmes, y compris lorsqu’elles bénéficient d’une forte médiatisation et d’investissements croissants, ne suffisent pas encore à l’émergence de figures globales capables de s’imposer sur la scène principale mixte. L’essor de streameuses à audience globale et mixte reste donc un enjeu majeur de la consolidation de la popularité du gaming féminin.
Le jeu sur mobile, le caractère différenciant et stratégique de l’industrie e-sportive féminine
Au-delà de la scène compétitive, les marques voient la croissance du gaming féminin avec une appétence particulière. En effet, les femmes présentent un caractère très différenciant par l’utilisation plus importante du téléphone comme support de jeu par rapport aux hommes. Selon l’étude menée par l’Entertainment Software Association (ESA), les femmes sont 86 % à jouer sur téléphone contre 77 % pour les hommes. La progression de la part de TikTok dans le total d’heures visionnées d’e-sport au féminin (11,3 % du total) est un autre témoin de l’utilisation croissante du téléphone comme plateforme pour le gaming TikTok est ainsi la seule plateforme à avoir augmenté son volume d’heures visionnées, au détriment de YouTube (–6 %).
Pour les marques, l’importance de la “smartphonisation” de la consommation des jeux vidéo par le segment féminin est ainsi une opportunité essentielle pour se connecter à une cible très engagée, alors que les transactions “in-game” représentent près de 54 % d’un marché évalué à 74 milliards de dollars en 2025 (source : ESA).
Premiers acteurs concernés par cette opportunité, les groupes de télécommunications ciblent le gaming féminin pour augmenter les volumes de ventes de manière “organique”, avec la croissance numérique d’un segment jusque-là moins exploité. Parmi les principaux exemples, on retrouve EE, distributeur britannique de matériel électronique, qui soutient l’initiative du Women’s Gaming Talent, mais aussi Tencent, le groupe de télécommunications chinois, actionnaire principal de Riot Games. L’essor du marché du gaming dans le sud-est asiatique soutient la croissance de l’opérateur sur un territoire à forte dynamique démographique.
Le cas MLBB, disrupteur de la féminisation de l’industrie
Pour illustrer l’essor du gaming sur mobile parmi les joueuses, il semble pertinent de citer le succès du jeu MLBB, édité par Moonton, et qui représente 29,6 % des visionnages féminins dans le monde en 2024. La licence a été intégrée en 2024 à la Coupe du Monde E-Sports organisée en Arabie Saoudite, après l’inauguration d’une scène compétitive féminine dès 2020.
Les tournois comptent 11,7 % de joueuses, soit l’une des proportions les plus importantes de toute la scène e-sport mondiale, et les parties réalisent des records d’audience : 2,55 millions de spectateurs pour la Coupe du Monde 2024, 1,37 million lors de la finale des South East Asian Games.
Majoritairement ancrée en Asie du Sud-Est, la licence MLBB est un exemple puissant de l’opportunité que représente le jeu « féminin » sur mobile pour l’industrie, bien que celle-ci soit dominée en Europe et aux États-Unis par des titres beaucoup plus récréatifs, dont Monopoly GO.
L’e-sport, un actif majeur de la transition digitale du secteur bancaire et un outil de prescription vers la clientèle féminine
En plus du secteur des télécommunications, d’autres acteurs sont particulièrement engagés dans le soutien à la scène e-sportive féminine : les marques bancaires. Ainsi, lors de la finale des Valorant Game Changers de Séoul, se rencontrent les VISA Krü Blaze et le Team Liquid VISA (le vainqueur final), qui partagent donc le même partenaire-titre. En France, on constate une typologie similaire dans les engagements envers le gaming féminin : la Banque Postale avec la fondation Women In Games, le Crédit Agricole auprès des Vitality Rising Bees, et le CIC avec l’Observatoire E-Sports. Trois grands groupes bancaires qui participent à la féminisation de la pratique.

La Banque Postale, partenaire de la Coupe des Étoiles en 2023
Cet enthousiasme du secteur financier répond à plusieurs logiques, dont celle de la transformation digitale de son écosystème. En effet, les banques traditionnelles doivent repenser leur relation aux segments des générations Z et Alpha, plus adeptes des banques en ligne. De plus, l’importance des micro-transactions à l’intérieur des jeux constitue un enjeu de captation de clients potentiels.
Enfin, la cible féminine présente des caractéristiques qualitatives valorisantes pour le secteur bancaire. Ainsi, une étude menée par la banque en ligne N24 a démontré en 2022 que les utilisatrices de ses services épargnaient 50 % de plus que les hommes. Une autre étude menée par Revolut a démontré que les femmes réalisaient de meilleurs investissements financiers que les hommes, avec une performance supérieure de 4 %. En outre, plusieurs recherches démontrent une plus grande fidélité à leur enseigne bancaire de la part des femmes et un meilleur taux de remboursement des crédits.
L’e-sport féminin permet également aux marques de capitaliser sur la marque employeur, afin de féminiser les recrutements, dans un secteur où la parité est encore mise au défi.
Interconnecter les scènes e-sport et sport “IRL”, un levier de croissance du sport féminin global
Pour toucher d’autres secteurs d’activité, l’e-sport féminin doit utiliser de nouveaux leviers, dont la collaboration croissante avec le sport traditionnel. L’hybridation entre e-sport et sport “réel” s’appuie sur un élément comportemental déterminant. Une étude publiée dans le Journal of the Korean Society for Computer Game (2023) montre ainsi que l’engagement des femmes dans les jeux vidéo est nettement supérieur à leur engagement dans la pratique ou le suivi du sport traditionnel.
Selon les auteurs, cet engagement virtuel constitue un levier stratégique pour accélérer l’intérêt des joueuses et des spectatrices vers les compétitions féminines “IRL”. Le jeu vidéo permet en effet d’abaisser les barrières d’entrée (coût, temps, accessibilité), de renforcer la familiarité avec des équipes et championnes, de créer un lien émotionnel et communautaire avant même la rencontre avec le sport réel.
Les exemples de Football Manager et EA FC démontrent les possibilités d’hybridation des univers du jeu vidéo et du sport “réel”. En offrant la possibilité d’incarner notamment de véritables joueuses des meilleurs championnats, ou en découvrant les streams du jeu, les gameuses et spectatrices établissent un lien avec les championnes, qui est convertible en interaction sur les plateformes digitales de ces rôles-modèles. L’importance commune de YouTube dans les deux écosystèmes permet ensuite un échange d’audience entre compétitions e-sport et compétitions de football professionnel. Dans cette perspective, l’e-sport apparaît comme une passerelle puissante pour attirer de nouvelles audiences vers les championnats féminins, d’autant plus dans les disciplines où la visibilité reste limitée.
Les équipes e-sport constituées par les principales marques du sport traditionnel (football, basket) sont donc un terreau essentiel de l’hybridation entre les deux univers et permettent de capitaliser sur la mise en commun des audiences. Le déploiement par les grands clubs féminins d’équipes de gaming constitue alors un objet attractif pour le public et pour les marques du secteur technologique, dont le recours au sponsoring du sport féminin est en plein essor (Catapult, Google, Apple, Genius, Amazon…).
Le marché français, incontournable mais à consolider
Selon les statistiques de visionnage, la langue française est la quatrième la plus utilisée dans les streamings de gaming féminin avec 7,5 % des vues en 2024. Un dynamisme important alimenté par plusieurs équipes françaises : Vitality Bees, Solary Académie et la Karmine Corp. Mais la scène française manque encore de représentation au niveau des joueuses professionnelles : dans le team Karmine GC, seule équipe française qualifiée à la finale des Valorant Game Changers 2025, il n’y a qu’une joueuse française, Safia « Safiaa » Leghzal. Une seconde française est toutefois engagée en finale, Esllene « Akita » Xu, mais avec l’équipe allemande G2 Gozen.
Néanmoins, le nombre de soutiens actifs sur le marché français, dont les marques bancaires et de télécommunication, est en nette progression et participe à la formation de nouvelles générations de joueuses professionnelles et de streameuses. Le rôle des associations comme Women In Games est enfin un catalyseur essentiel à la féminisation de l’industrie française du jeu vidéo, une référence mondiale en édition et en design.
L’atout du marché français en matière de studios et d’équipes créatives, combiné au développement de structures gaming professionnelles féminines à l’ambition mondiale, dont Gentle Mates soutenue par des créateurs de contenus aux audiences internationales, offre aux marques françaises ou opérant en France des opportunités particulièrement favorables. La capacité à co-produire du contenu digital, la fidélité des audiences streaming fédérées en communautés de prescription, ainsi que la manne des transactions numériques sont des leviers essentiels pour attirer des investissements et ainsi pérenniser la professionnalisation de la scène e-sportive féminine.
*SELL : Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisir
