L’E-sport au féminin, de l’éclosion à l’inclusion et vers la valorisation ?

Pratiqué par 38 millions de joueurs, représentant 6,1 milliards € de chiffre d’affaires (source SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs), le jeu vidéo est une industrie prospère, dont le reflet compétitif, l’e-sport, vise désormais les arènes olympiques. Traversée par un mouvement de féminisation très contraint par les discriminations vécues par les joueuses, intéressons-nous à cette scène en plein essor, grâce au regard expert du Docteur Julien Borkowski, chercheur au laboratoire VIPS² à l’Université Rennes 2, sociologue spécialiste de l’e-sport pratiqué par les femmes.

Docteur Borkowski, vous venez de soutenir votre thèse sur les parcours des e-sportives, vous en êtes donc un observateur extrêmement avisé, est-ce que l’on a une une information sur le nombre de e-sportives en France ?

Alors on ne dispose pas d’un nombre précis comme ça, mais le baromètre France-e-sports propose des statistiques sur leur présence dans les différents types de pratiques. Donc chez les e-sportifs amateurs qui participent à des compétitions, qui s’inscrivent à des compétitions, les femmes représentent 6 à 7% des joueurs. Et plus on descend vers la pratique loisirs, plus les proportions s’équilibrent, avec 36% sur une pratique « loisirs », et même une majorité de joueuses parmi le grand public, avec 51% de femmes.

Mais sur les tournois, mes observations conduisent à une estimation de 3% de joueuses sur les 3000 joueurs rencontrés, dont une majorité de joueuses régulières, c’est-à-dire s’inscrivant à des compétitions sur une fréquence hebdomadaire/mensuelle.

Comment sont organisées les joueuses que vous rencontrez?

On retrouve quelques joueuses en individuel, sur des jeux de combat, et la plupart en équipes, notamment des équipes 100% féminines.

Vous avez cité les jeux de combat parmi les catégories dans lesquelles vous avez observé des joueuses en tournoi, y a-t-il des licences privilégiées par les e-sportives ?

On manque naturellement de chiffres précis, mais parmi les études qui s’intéressent aux e-sportives, on retrouve principalement League Of Legends, qui ressort beaucoup, avec également une forte occurrence d’Overwatch, qui a été beaucoup utilisé par les chercheurs pour observer les communautés de joueuses, qualifier leurs motivations, quantifier leurs pratiques. Valorant est aussi un terrain de jeu populaire chez les joueuses. Globalement, les joueuses se retrouvent sur des jeux où il y a une certaine représentation, une diversité dans la représentation des personnages et il y a une diversité aussi de rôles assignés aux personnages, qui vont favoriser un attachement à ceux-ci.

On note une disproportion entre les catégories de jeux plébiscitées par les joueuses grand public et les jeux représentés sur la scène es-sport.

Source : Le Monde

Valorant et LoL, ce sont deux licences éditées par Riot Games, qui ont organisé lors de la dernière Paris Games Week une compétition 100% féminine, la Coupe des Etoiles. Est ce qu’aujourd’hui vous avez perçu de la part des éditeurs des ambitions pour développer cette scène féminine ?

La première édition de la Coupe des Etoiles s’est déroulée en 2023. Dès 2022, il y a l’émergence d’équipes féminines et l’apparition d’un circuit exclusivement féminin avec plusieurs compétitions. Même si le premier circuit exclusivement féminin dans l’e-sport était organisé sur le jeu Counter Strike au début des années 2000, on a une scène féminine qui n’était pas forcément durable, notamment sur League Of Legends où plusieurs équipes « one-shot » (exemple : les Vaevictis Esports) ont été dissoutes après avoir subi un fort sexisme et harcèlement envers les joueuses soi-disant pas assez performantes. Ce manque de pérennité a pu conditionner l’absence de support commercial des sponsors.

C’est vraiment Riot Games, avec les tournois Game Changers, mais aussi l’initiative Equal e-Sports, portée par l’éditeur ainsi que Telekom, SK Gaming et la fondation EPF (Esports Player Foundation) qui ont permis de prendre en main cette question de l’inclusion des femmes dans les compétitions, en offrant une médiatisation aux joueuses à travers les communautés de réseaux sociaux et sur les plateformes de diffusion, dont Twitch notamment.

L’essor des circuits féminins implique naturellement la création d’équipes féminines, est-ce que l’on sait quantifier le nombre de structures professionnelles féminines, à l’instar des French Bees, issues de Vitality, ou de la Karmine Corp?

Il y a d’abord les joueuses de la Solary Academie, et la Team GO Aurora. A l’échelle européenne, on retrouve G2 Hel et les BDS Walkyries. Ce sont les principales équipes féminines professionnelles, la grande majorité étant plutôt semi-professionnelles.

Est-ce que cela signifie qu’il est très difficile de vivre du e-sport en tant que joueuse aujourd’hui ?

Si on observe la scène League of Legends, malgré le fait d’avoir intégré les structures considérées comme les plus prestigieuses en France, actuellement, les joueuses sont plutôt dans une situation précaire, dans le sens où elles ont en majorité une seconde activité professionnelle, alimentaire, soit sont en continuation d’études. Il faut élargir le scope jusqu’aux Etats-Unis pour identifier des joueuses vivant de l’e-sport. Cela tient notamment à l’extrême complexité pour les joueuses d’intégrer des équipes mixtes sur les circuits les plus lucratifs. L’émergence des équipes féminines est trop récente pour qu’il existe un modèle économique viable pour les e-sportives aujourd’hui, mais elle est essentielle à la féminisation des circuits, car de seules équipes mixtes sont inapplicables pour la féminisation réelle de la scène, à cause de phénomènes de cyber-harcèlement ou de discriminations au recrutement.

Sur la scène américaine, vous faites référence à Sacha Hostyn, la joueuse ayant cumulé le plus de gains en carrière.

Oui, mais on constate malgré les sommes, que ramenées à sa longévité sur le circuit (2015), cela représente des gains très modestes (52 455 $ annuels, soit 12.7% de plus que le salaire moyen canadien).

Les joueuses professionnelles, comme d’ailleurs la française Kayane et la canadienne francophone Stéphanie Harvey (quintuple championne du monde sur Counter Strike), se rémunèrent en réalité principalement à travers leurs activité socio-médiatiques (Twitch, sponsors). Stéphanie Harvey cumulant quant à elle une activité de développeuse de jeux vidéos, ce qui fait d’elle une pionnière à avoir transformé sa passion des jeux vidéo en métier.

A l’image d’ALDI et du Crédit Agricole, partenaires des Rising Bees, les marques voient de plus en plus en les équipes féminines des relais de valeur et de prescription « vers une cible jeune et consommatrice » (cf Nielsen x Fanatics x Sporsora), qui plus est largement utilisatrice de bloqueurs de publicité en ligne

Le marché de l’e-sport, comme le démontre Nicolas Besombes dans ses travaux, a longtemps capitalisé sur des représentations clichées, voire misogynes des femmes. Comment expliquer le positionnement de Riot Games aujourd’hui en faveur de la féminisation des circuits e-sportifs ? Retrouve-t-on le schéma exploité dans le sponsoring du sport au féminin sur l’empowerment et la marque employeur ?

Oui, c’est effectivement une thématique, qui est exprimée d’ailleurs par l’association Women In Games : l’industrie est très peu féminisée, avec 22% de femmes en emploi dans le secteur. Le travail de role-modelling, de représentativité qu’offre les plateformes médiatiques du e-sport peuvent peu à peu « casser » les clichés et les discriminations vécues par les graphistes, les professionnelles du codage et du développement.