En 2024, Sponsor United identifiait la cosmétique et le “skin care” comme secteur émergent du sponsoring dans le sport féminin, notamment aux Etats-Unis. À cette dynamique dans la cosmétique, on peut aujourd’hui ajouter l’émergence des marques de santé intime et reproductive, celles liées à la parentalité et la puériculture, mais aussi des marques de lingerie.
SPORTPOWHER© décrypte l’utilisation du sport par les marques pour développer de nouveaux narratifs autour des féminités.
Les exemples se multiplient : Sephora (Unirvaled, Toronto Tempo…), e.l.f Beauty (BJK Cup, NWSL, Tottenham) ou encore Paula’s Choice (Ilona Maher). Cette tendance s’est confirmée et globalisée avec Covergirl, Clinique, Sephora ou ILIA investissant dans le sport féminin dans la zone EMEA.
Une ère pré-2020 focalisée sur le male-gaze et la normalisation de la féminité sportive
Le philosophe John Gleaves le rappelait en 2017 : le sport est un formidable outil narratif. Longtemps, cette plateforme a surtout servi à valoriser les modèles de masculinité. Mais depuis plusieurs décennies, les championnes s’en sont emparées pour revendiquer égalité et émancipation (Michael A. Messner, 1988). La médiatisation croissante (toutefois encore marginale) du sport féminin depuis les années 90 a participé d’abord à créer des polémiques et exposer les championnes à différentes formes de misogynie, en codifiant des “normes” de féminité à respecter : ainsi les commentaires ont longtemps davantage porté sur l’apparence des athlètes que sur leurs performances.
Les marques, de leur côté, ont promu une féminité athlétique “validée”. Anna Kournikova (dont le premier sponsor hors équipementier fut la marque de lingerie Berlei) puis Maria Sharapova ont ainsi incarné ce modèle marketing. En 2013, Alana Glass citait dans Forbes les qualificatifs utilisés pour vanter les stars sportives américaines (dont Chris Evert dès les années 70) auprès des marques : “America’s Sweetheart. Hot. Sexy. Exotic. Girl Next Door.”
Face à une très faible médiatisation, peu de marques s’engageaient dans le sport féminin, et pour exister auprès des sponsors, les championnes devaient répondre à une féminité normalisée, voire même sexualisée.
La double croissance médiatique du sport et du public féminins
La WNBA existe depuis 1997, mais il a fallu attendre 2020 pour voir le premier partenariat entre la Ligue et une marque de beauté, Glossier. Pour de nombreuses marques de consommation féminine, le sport féminin n’est apparu que récemment comme une plateforme marketing pertinente.
La part de sport féminin diffusée aux États-Unis (par rapport à l’ensemble des contenus sportifs) est passée de 1,6% en 2009 à 5,1% en 2019, avec une croissance encore plus rapide pour atteindre 15% en 2024.
L’augmentation de la couverture médiatique s’est naturellement accompagnée d’une hausse des consommateurs réguliers de sport féminin, et notamment des audiences féminines : si plus de 70% des hommes et des femmes dans le monde déclarent regarder du sport féminin (source : Parity), 57% des fans de sport féminin le sont depuis moins de 5 ans.
Les réseaux sociaux, notamment Instagram et TikTok, ont joué un rôle clé en permettant de transformer les narratifs et de mettre en avant des féminités plurielles.
L’empowerment numérique : quand les championnes redéfinissent les codes
Avec Instagram (créé en 2010) et TikTok (2016) des plateformes d’image, les championnes ont des outils pour développer leur personal branding auprès de leur communauté de followers. En exprimant leur authenticité, hors des espaces conservateurs de la télévision, les championnes deviennent attractives pour des marques à la recherche de narratifs puissants. Les travaux de Kim Toffoletti notamment montrent qu’Instagram participe à la visibilisation de féminités plurielles ainsi qu’à populariser les formes d’émancipation et d’empowerment des femmes (Toffoletti, Francombe-Webb & Thorpe, 2018).
Quantitativement, les communautés digitales autour des championnes augmentent massivement de quelques centaines de milliers à près de 20 millions de followers pour Serena Williams.
Ces communautés offrent aux marques des terrains d’expression puissants. Athleta, Lego, Avon ou Shiseido ont ainsi investi le sponsoring sportif via ces championnes.

Arrivée des joueuses dans la Glam Room Sephora – crédit photos : WWD
Depuis Glossier en 2020, les liens entre l’industrie cosmétique et le sport féminin se multiplient, centrés sur le narratif de l’empowerment. Un exemple marquant est la création d’une “glam-room” par Sephora dans l’arena d’Unrivaled, dispositif dédié à la mise en avant des tenues des joueuses hors match et levier idéal pour le social shopping.
En 2025, une dizaine de marques de skin-care sont désormais actives aux États-Unis et en Europe : e.l.f Beauty, NYX, Fenty, Glossier, Urban Decay, Covergirl, Charlotte Tilbury, Clinique, Clarins, Paula’s Choice, IL Makiage, ILIA…
Parentalité et levée des tabous
Les marques scrutent les enjeux de société et les championnes qui s’en font les porte-parole. Athleta avait ainsi conquis dès 2019 la championne olympique du sprint Allyson Felix grâce à une politique contractuelle plus juste sur la maternité et la grossesse des athlètes.
Depuis, parentalité et grossesse ne sont plus perçues comme des obstacles, mais comme des récits porteurs : ils valorisent résilience, authenticité et proximité avec les consommatrices, et notamment la cible prioritaire des femmes et mères de famille qui représentent la majorité des décisionnaires d’achat dans les foyers occidentaux. En parallèle de l’évolution progressive des droits des sportives dans les conventions collectives, les marques liées à la parentalité mais aussi la fertilité (aux Etats-Unis notamment) commencent à s’engager : JOIE est devenue namer du stade de Manchester City Women en 2023, Nuby sponsor principal de Sunderland AFC Women lors de la saison 2024/25. En France, on retrouve la marque hollandaise Nuna en tant que sponsor des Féminines du PSG. Aux Etats-Unis, de très nombreuses équipes ont des partenariats avec des instituts offrant des services en lien avec la fertilité (congélation d’ovocytes notamment).
Ces choix s’inscrivent dans une tendance plus large : les marques féminines investissent le sport quand il devient un lieu de levée des tabous. La parole des championnes sur leur maternité, leur corps ou leur équilibre de vie fait tomber des barrières longtemps invisibles et transforme ces expériences personnelles en leviers collectifs d’empowerment et de connexion avec les publics.
Et en France ?
Si un changement s’amorce, avec les exemples de Saforelle, RoC et SVR, respectivement partenaires de la Ligue de Volley Féminine, Léolia Jeanjean (tennis) et Loïs Boisson (tennis), l’engagement est encore timide.
Le degré de médiatisation et d’investissement dans le sport féminin en France ne permet pas aujourd’hui aux championnes d’acquérir une notoriété très importante. Une autre explication peut être la prépondérance du sport-santé parmi les valeurs admises sur le sport en France : 52% des motivations à l’activité sportive citées en 2023 selon l’INJEP. De fait, parmi les sponsors majeurs du sport, en particulier du sport féminin, on recense Aésio, Apicil, MGEN, MAIF, tous acteurs de la santé mutualiste.
Mais les prises de paroles des joueuses professionnelles à propos de leur grossesse, de la conciliation du sport de haut niveau et la maternité, tout comme l’attention croissante portée par les clubs aux enfants des joueuses pendant leur carrière peuvent notamment servir de déclic pour les marques liées à la parentalité pour investir le champ sportif féminin français.
Un exemple français marque cependant une importation concrète des enjeux liés à la définition des féminités sportives, avec la judokate championne du monde et quintuplé championne d’Europe Romane Dicko. Égérie mondiale de NikeSKIMS (son portrait a été diffusé au cœur de Times Square) et ambassadrice de la marque de lingerie française “Sans Complexe”, Romane Dicko incarne dans ses prises de parole et son expression numérique la revendication d’une féminité plurielle et non normée, n’hésitant pas à se mettre en scène en partenaire de ballerine, en séance de musculation et en tenue de gala.

Sur son instagram, Romane Dicko joue avec les représentations de la féminité
Depuis #MeToo, les marques à destination des femmes sont amenées à réorienter leurs narratifs autour de féminités plurielles, résilientes et affirmées. Les marques capitalisent sur l’impact des championnes dans leur stratégie marketing, notamment sur les plateformes Instagram et TikTok.
En agissant auprès des communautés digitales notamment, les marques peuvent s’associer à la prise de parole des championnes sur les différentes formes de féminité qu’elles représentent.
En France, le sport féminin manque de visibilité mais reste un terrain d’engagement puissant et en forte croissance car les championnes sont des femmes remarquables, engagées, qui portent les valeurs du sport féminin et ont un lien authentique avec le public. Les modèles de partenariat classiques ne fonctionnent pas alors il faut en inventer d’autres plus concrets, et construits dans une dynamique de co-création de valeurs. Ne serait-ce pas aux marques d’apporter leur visibilité au sport féminin d’élite et de s’associer à ses superpouvoirs, à ses valeurs et à son potentiel de transformation positive de la société ?
Le sport féminin professionnel français devient ainsi un espace stratégique pour conjuguer image, responsabilité, influence et croissance économique.