Les transferts dans le football féminin (2023)
La fenêtre du mercato d’été féminin s’est refermée le 14 septembre, et pour le premier match de la saison 23/24 du football féminin français, le premier but lyonnais a été l’oeuvre de Melchie Dumornay, sur une passe de Kadidiatou Diani. Le point singulier de ces joueuses? Toutes deux (et Lindsay Horan) sont des recrues estivales du club rhodanien. Dans le sens des départs, ce sont Amandine Henry, Catarina Macario, Janice Cayman, Sine Bruun, Célia Bensalem, Emma Holmgren et Pauline Sierra qui ont trouvé une nouvelle équipe cet été.
A l’échelle de la D1 Arkéma, ce sont 128 transferts qui ont été enregistrés sur cette dernière intersaison, selon le décompte opéré par le site du Guardian.
A l’heure où la médiatisation du sport féminin, le football en premier lieu, gagne en consistance, à l’heure où les modèles économiques des championnats gagnent en ressources, et alors que leurs homologues masculins ont battu des records en valeur cumulée (7,6 milliards d’euros), il semble intéressant d’observer l’évolution du mercato des joueuses de football professionnel.
Caractéristiques des mouvements de joueuses professionnelles
En 2022, la FIFA a enregistré 1555 mutations de joueuses, soit une augmentation de 19,3% par rapport à 2021. Ce chiffre, bien qu’on ne dispose pas de l’ensemble des données notamment sur les confédérations océanique, africaine et asiatique, sera encore certainement en hausse puisque sur les seuls 5 grands championnats européens, on compte sur la fenêtre estivale 556 transferts, soit plus d’un tiers de l’ensemble des opérations enregistrées en 2022.
Bien qu’en forte croissance, ces transferts ne sont pas le miroir de l’économie en plein essor du football féminin. En effet, sur les 1555 opérations enregistrées l’année dernière, seules 98 ont fait l’objet d’un transfert payant, pour une valeur cumulée de 3,3 millions d’euros. Pour rappel, le dernier “mercato” masculin a vu s’échanger près de 7,6 milliards d’euros. On constate donc plusieurs caractéristiques typiques des transferts dans le football féminin.
Premièrement, l’immense poids des mutations sans indemnité, qui représentent 93,7% des transferts. Fins de contrats, prêts, les clubs négocient donc autour de joueuses soit libres d’engagement, soit en cours de développement. A titre d’exemple, Kadidiatou Diani et Melchie Dumornay sont arrivées à l’Olympique Lyonnais à l’issue de leur précédent contrat et ainsi sans que le club désormais détenu par Michele Kang ne verse d’indemnités au PSG ou à Reims.
Deuxièmement, le très faible montant des indemnités, comparativement à l’imaginaire collectif constitué par les transferts masculins. Bien qu’en progression de près de 62% entre 2022 et 2023, les indemnités de transferts négociées par les clubs restent très faibles. Ainsi, le record du “plus gros” transfert féminin est celui de Kiera Walsh, internationale anglaise et championne d’Europe en titre, recrutée par le FC Barcelone à Manchester City pour la somme de 400 000 £ (466 520 €). Cet été, Jill Roord a rejoint les Skyblues contre un chèque de 300 000 £ à son ancien club de Wolfsburg (Allemagne).
La progression des budgets des clubs ainsi que l’accroissement de l’intérêt du public dans les stades et à la télévision doivent toutefois conduire à une explosion prochaine des montants de transferts, selon Reece Land, directeur de l’agence NextGen Sports et accompagnant de nombreuses joueuses du puissant championnat anglais. Celui-ci prédit même l’éclatement du plafond symbolique du million de livres pour les transferts de joueuses, portés par l’attractivité de joueuses modèles et locomotives de nouveaux sponsors et publics : Mary Earps, Jennifer Hermoso, Alessia Russo, Sam Kerr, Ada Hegerberg, Sakina Karchaoui ou Selma Bacha… Cette prédiction est à nuancer, mais sans contredire le mouvement à la hausse des mutations payantes de joueuses.
Troisième point à constater, la polarisation déjà prononcée des transferts de joueuses. En effet, les ligues américaine (NWSL) et anglaise (Women Super League), dotées déjà d’un puissant modèle économique, et accompagnées de la ligue espagnole (Liga F) qui jouit du prestige sportif et historique des clubs du FC Barcelone et du Real Madrid, accaparent un volume prépondérant des mouvements de joueuses. Le championnat suédois gagne aussi en maturité, en bénéficiant aussi du déclin de l’ex-place forte norvégienne.
Nombre de transferts entrants et sortants, par fédération nationale, 2022. Source : FIFA.com
Les résultats des sélections nationales anglaises et espagnoles à la Coupe du Monde 2023 devraient accentuer le poids des championnats dans les prochaines fenêtres de transferts, mais la professionnalisation consolidée des championnats français et italiens, le prestige allemand seront également des atouts à surveiller dans la hiérarchie prochaine de l’attractivité pour les joueuses.
Fonctionnement des cellules et rôle des agents
La structuration récente du football professionnel féminin a pour effet que les recrutements opérés par les clubs sont encore réfléchis “à l’ancienne”, explique Anna Carreau, spécialiste du football féminin pour SoFoot ou RMC. La quasi-totalité des clubs européens fonctionnent ainsi sans cellule de scouting ni directeur sportif et c’est le coach, dont les prérogatives sont élargies, et qui va prendre contact directement avec la ou les joueuses ciblée(s). Anna Carreau décrit par exemple le cas d’Alexis Putellas, que l’entraîneur du Barça a pu contacter par l’entremise d’une de ses coéquipières de Levante, son précédent club.
Avec la structuration croissante des clubs anglais notamment, mais aussi du FC Barcelone, de l’Olympique Lyonnais, du Bayern Munich, se développent nombre de direction sportives dédiées (à la section féminine lorsque l’équipe est affiliée à un club historiquement masculin), qui peuvent ainsi définir une stratégie propre aux équipes féminines, avec un plan de développement global depuis le centre de formation (structure désormais obligatoire dans l’obtention de la licence professionnelle du Championnat de France) jusqu’à l’équipe première.
De fait, le rapport “Setting the Pace” de la FIFA sur le football féminin (juillet 2023) établit une corrélation entre le succès sportif (nombre de titres) et la construction d’une stratégie spécifique à l’équipe féminine.
Dans ce mouvement de professionnalisation du recrutement, les agents de joueurs exercent un rôle croissant. Longtemps l’apanage d’ex-salariées des clubs ou de proches, le métier d’agent se consolide aujourd’hui autour de quelques gros monopoles ou duopoles centrés sur des marchés domestiques. Anna Carreau énumère. En Grande-Bretagne, on retiendra notamment l’agence NextGen Sports de Reece Land, l’agence Unique, qui a récemment fusionné avec l’allemande International Sports Management. En Espagne, l’agence RR, qui a (ou qui continue à) représenter Jenni Hermoso. En France, c’est Sonia Souïd qui est incontournable dans le paysage de la représentation sportive, gérant notamment les intérêts de Corinne Diacre ou Kheira Hamraoui.
Malgré la structuration entre agents et directions sportives, les situations contractuelles des joueuses font que les observateurs ne prévoient pas de décollage économique des transferts. En effet, avec des contrats très courts, la plupart des clubs préfèrent négocier à partir des fins de contrats des joueuses et ainsi économiser les dizaines de milliers d’euros essentiels à un équilibre économique encore précaire, puisqu’en 2022, 60% des clubs ont fait face à des pertes financières, d’après l’étude conjointe menée par la FIFA et le cabinet Deloitte.
Consolidation des modèles économiques et perspectives sur les transferts
Les récents et spectaculaires progrès dans les affluences et les audiences du football féminin européen et mondial ont permis aux annonceurs, diffuseurs et partenaires commerciaux d’injecter des capitaux croissants dans le modèle économique du football féminin.
Les budgets des ligues s’en trouvent gonflés, et par redistribution, les clubs voient leurs ressources augmenter de manière constante.
Cette augmentation des ressources des clubs peut-elle mener à une inflation des indemnités de transferts entre clubs?
Selon le tableau des plus “gros” transferts de l’histoire du football féminin, on pourrait imaginer que oui, en accord avec la prédiction de Reece Land évoquée précédemment.
Joueuse | Depuis | Vers | Année | Indemnité (USD) |
Kiera Walsh | Man City | Barcelona | 2022 | $554.6k |
Jill Roord | VfL Wolfsburg | Man City | 2023 | $413k |
Lindsey Horan | Portland Thorns | Lyon | 2023 | $354k |
Bethany England | Chelsea | Tottenham | 2023 | $342.2k |
Pernille Harder | VfL Wolfsburg | Chelsea | 2020 | $342.2k |
Alex Morgan | Orlando Pride | San Diego Wave | 2021 | $283.2k |
Milene Domingues | Fiamma Monza | Rayo Vallecano | 2002 | $277.3k |
Lauren James | Man Utd | Chelsea | 2021 | $276.12k |
Crystal Dunn | OL Reign | Portland Thorns | 2020 | $249k |
Sofie Svava | VfL Wolfsburg | Real Madrid | 2022 | $236k |
En effet, on constate que sur les 10 plus grosses transactions, 5 ont été réalisées depuis 2022. Mais en nuançant, probablement que non. En effet, en se référant aux données disponibles et à l’analyse déjà réalisée par Luc Arrondel et Richard Duhautois dans l’Argent du Football Féminin, on constate que les salaires des joueuses sont considérablement faibles. Ainsi, selon le rapport FIFA établi en 2023, le salaire moyen des joueuses professionnelles s’élève à 16 825$ annuels. La structuration du football féminin professionnel participe à pérenniser le statut des joueuses et donc de vivre de mieux en mieux de leur pratique. Ainsi, en 2022 ce salaire moyen s’élevait à 14 000$, et on peut anticiper une hausse continue des revenus des joueuses. La pérennisation d’un salaire décent est d’ailleurs la base du mouvement de contestation qui a conduit à la grève lors de la première journée de Liga F en Espagne.
Cette augmentation des salaires concernera d’autant plus les stars émergentes de la discipline. On a vu apparaître dans les classements Forbes (Most Paid Athletes Of The Year) et SportsPro (Most Marketable Athletes) de plus en plus de footballeuses, dont Megan Rapinoe, Sam Kerr, Alex Morgan, Alexia Putellas… Selon la théorie des “Superstars” énoncée par Rosen, ces égéries du football féminin devraient concentrer d’autant plus les augmentations de salaires, à l’instar des icônes masculines.
L’autre élément qui freine l’inflation des transferts féminins est la durée des contrats des joueuses. En effet, contrairement aux masculins, sur lesquels on a récemment vu un allongement (à vocation comptable) de la durée des contrats (cf Chelsea), les joueuses signent majoritairement des contrats courts. Ainsi, sur l’ensemble des joueuses ayant fait l’objet d’un transfert en 2022, le contrat moyen était de 14 mois, et moins de 0,5% des joueuses bénéficient d’un contrat supérieur à 4 ans.
Or, selon le principe de rachat de contrat, tant que ceux-ci restent très courts, les clubs acquéreurs vont plutôt privilégier et anticiper les fins de contrats afin de présenter de meilleures conditions sportives et salariales. C’est ainsi qu’en France, Diani et Dumornay ont pu rejoindre “gratuitement” l’Olympique Lyonnais malgré leurs nominations de meilleures joueuse et espoir (UNFP 2023).
Il faut néanmoins suivre avec attention le poids marketing des stars actuelles et futures, car dans une stratégie de co-création de valeur commerciale avec des sponsors, certains clubs pourront vouloir profiter “à tout prix” de l’image et des performances des joueuses les plus “bankables” et ainsi faire grimper de manière spectaculaire le prix des transferts.
Polarisation des flux de transferts : vers une domination anglo-saxonne ?
L’analyse produite par la FIFA montre déjà une multipolarisation des flux de joueuses, autour des marchés anglais, espagnol, américain et à degré moindre les marchés allemand, français et italien. Les stratégies initiées par quelques investisseurs pourraient consolider cette hiérarchie.
Ainsi, le club d’Angel City FC (Los Angeles), qui compte parmi ses actionnaires l’actrice Natalie Portman et la tenniswoman Serena Williams, a atteint la barre des 100 millions $ en valorisation, et selon les mots de sa présidente “sera le premier club de sport féminin à atteindre une valorisation à 1 milliard $”. La croissance du capital, la stabilité sportive et la ferveur des spectateurs en Californie (source : The Athletic) sont autant d’atouts pour attirer les meilleures joueuses, dont la française Amandine Henry.
On retrouve cette stratégie de croissance des ressources propres en Angleterre, selon le plan de développement imposé par la FA elle-même.
En proposant à la fois les meilleures conditions contractuelles et une compétitivité croissante (sur le plan domestique et continental), la NWSL et la WSL produisent ainsi un cercle vertueux d’attractivité des joueuses.
Une autre tendance économique et stratégique participe à densifier et asseoir la domination américaine et britannique. Récemment, deux initiatives distinctes se sont déclarées pour importer dans le football féminin le concept de “multipropriété” (MCO, “multi-club ownership”). Ainsi, Michele Kang, déjà propriétaire des Washington Spirits, équipe de NWSL a racheté l’équipe féminine de l’Olympique Lyonnais. D’autre part, Victoire Cogevina Reynal, investisseure issue de la “sport-tech” américaine, a initié le fonds Mercury 13, doté d’une enveloppe de 100 millions $, et dont l’objet est d’acquérir et de structurer différents clubs sur des marchés distincts (Italie, Espagne, Argentine, Mexique, USA…) et qui a acquis le club de seconde division anglaise de Lewes FC, connu pour son modèle égalitaire hommes-femmes.
Ce concept de multipropriété établit une logique de flux croissants avec des clubs “sommets” et des “filiales” qui servent à les nourrir, en participant notamment à la post-formation des joueuses.
Ce modèle MCO, couplé à l’ouverture et la structuration d’académies dans un nombre croissant de fédérations, va densifier les flux de transferts et multiplier les zones de départ et d’arrivée des joueuses, tout en maintenant en haut de la hiérarchie sportive un club situé dans un marché médiatique et commercial performant, le plus plausiblement les USA ou l’Angleterre. C’est donc une solidification des flux qui doit s’opérer, sauf essor d’une nouvelle puissance footballistique.
Le cas saoudien et les pétromonarchies
Côté masculin, la Saudi Premier League a agité les actualités mercato de l’été en dépensant millions après millions pour attirer certains des meilleurs joueurs de la planète. Cristiano Ronaldo, qui l’a rejointe dès l’hiver avait déclaré lors de sa signature : “la vision de ce qu’Al Nassr fait et développe en Arabie saoudite, tant au niveau des fans qu’autour des plus jeunes ou du football féminin, est très inspirante.” Il y avait donc mention d’une stratégie autour du football féminin. On ajoutera qu’à l’inauguration de la Women’s Saudi Premier League, la responsable fédérale du football féminin saoudien, Lamia Bahaian déclarait quant à elle “il n’y a aucune limite à l’ambition du football féminin saoudien”
Est-ce que cette vision portée par les 8 clubs qui composent le championnat saoudien se retrouve côté transferts parmi les joueuses?
De fait, cet été, on recense au moins 3 joueuses à fort impact médiatico-sportif qui ont rejoint la Women’s Saudi Premier League : Aminata Diallo, Ibtissam Jraïdi et Ashleigh Plumptre.
Ibtissam Jraïdi est la première buteuse arabe en Coupe du Monde et a rejoint le club d’Ittihad. Aminata Diallo, internationale française, a rejoint Al-Nassr, et Ashleigh Plumptre s’est engagée à Ittihad. Pour la joueuse marocaine et la joueuse française, la dimension culturelle autant que l’attrait financier probable sont des facteurs importants dans leur choix de destination. Pour Jraïdi, on peut penser que ses prestations en Coupe du Monde lui ont ouvert les portes de clubs européens, mais elle aura choisi l’Arabie Saoudite. Le cas Diallo est spécifique, du fait d’éléments judiciaires propres à imposer un éloignement à la joueuse. Toutefois, musulmane pratiquante, Aminata peut se retrouver sur les terres saintes de l’Islam.
Le cas Plumptre, enfin, propose une grille de lecture nouvelle propice à redessiner les cartes des transferts. Elément majeur de son équipe de Leicester, internationale accomplie, son choix de rejoindre Ittihad peut s’expliquer au moins autant par la volonté de se rapprocher d’une Afrique qu’elle représente en sélection (sans y être née) que par une opportunité financière certaine.
La triple attractivité financière, culturelle et géographique peut tout à fait imposer le golfe persique comme nouveau pôle dans les flux de transferts de joueuses. En effet, il existe déjà des flux intra-africains notables (entre la Tanzanie et le Kenya).
La possibilité pour les joueuses africaines, arabes et ou d’ascendance arabo-africaines de cultiver une proximité culturelle avec leur région tout en augmentant leurs ressources économiques est donc un enjeu pour les clubs européens traditionnellement acquéreurs des meilleurs talents africains. La volonté saoudienne de proposer à sa jeunesse des rôles modèles pour la pratique sportive devrait en ce sens être un facteur agressif de concurrence sur le marché des joueuses africaines, arabes voire asiatiques.
Pour conclure, les transferts de joueuses de football sont un sujet dont le développement est lié à la fois à l’essor économique de la discipline, mais aussi aux enjeux géostratégiques propres aux puissances nationales.