Quel impact des décrets anti-DEI sur la croissance du sport professionnel féminin aux Etats-Unis ?
IBM, UnitedHelath, Victoria’s Secret, State Street, Discovery Channel, Paramount, Bank of America, Citigroup, PepsiCo, Disney, Deloitte, PayPal, GE, Chipotle, Accenture, Amazon, Target… la liste est longue et s’alourdit chaque jour du nom d’entreprises se confortant aux nouvelles règles imposées par le décret de Donald Trump concernant les politiques « DEI » (Diversité, Equité, Inclusion) des compagnies opérant sur le sol américain. Parmi ces entreprises, nombreuses sont engagées dans le développement des clubs et ligues féminines, c’est pourquoi Ecosport Women a choisi d’explorer, avec le concours de Carole Gomez et Jean-Bapriste Guégan, les conséquences à venir du décret trumpiste sur la croissance commerciale et économique du sport féminin américain.
Le rôle du narratif de l’empowerment dans l’essor du sport féminin professionnel
A l’instar du « mythe intégrateur » du sport (W. Gasperini), le développement spectaculaire du sport professionnel féminin s’est construit sur le narratif principal de « l’empowerment », la capacité d’émancipation des femmes par le sport, qui induit la confiance en soi et des compétences en leadership. Le cabinet Deloitte présentait en septembre 2023 une étude dans ce sens, stipulant que « 85% des femmes ayant pratiqué du sport déclarent que cela a eu un impact important dans leur carrière« , mettant également l’emphase sur l’impact du sport de haut niveau sur l’accès aux hautes carrières.
Cet empowerment et les « valeurs » qui seraient spécifiques au sport pratiqué par des femmes ont constitué de fait un environnement d’opportunité pour les parrainages de marques, dont le sponsoring permettrait un « alignement avec la culture de l’entreprise », « un renforcement de notre image auprès de nos parties prenantes ». Au Royaume-Uni, la fondation Women’s Sport Trust avait d’ailleurs établi que 77% des entreprises sponsors du sport féminin positionnaient leur engagement pour « promouvoir leur responsabilité/engagement sociétal« .
Aux Etats-Unis, l’exemple de KPMG, partenaire historique de la LPGA (circuit professionnel du golf féminin) démontre particulièrement comment des industries, notamment du secteur financier et technologique, ont utilisé le sport au féminin comme véhicule RSO mais surtout « DEI ». Dès 2015, le cabinet de conseil s’est ainsi promu namer d’un des cinq tournois majeurs du circuit, le KPMG Women’s PGA Championship, qui est devenu théâtre du KPMG Women’s Leadership Summit, un colloque réunissant des figures féminines éminentes issues du monde de la politique, du business et du sport.
Symboles publicitaires majeurs de l’empowerment par le sport et l’appel à l’inclusion, on retrouve deux campagnes, orchestrées par Nike et Lego, et incarnées entre autres par Serena Williams et Megan Rapinoe.
« Women’s sports isn’t good for business, it’s a good business »
Souvent considéré comme un excellent véhicule RSE, conduisant parfois à des initiatives insincères de « pink washing », le sport féminin professionnel , de plus en plus médiatisé, devient peu à peu un terrain d’activation purement « marketing », qui permet aux marques de rencontrer leurs clients.
Ainsi, dans une stratégie de conquérir ou fidéliser les femmes, les ligues et compétitions féminines sont de meilleurs vecteurs pour les marques, sachant que les femmes représentent en moyenne 51% de la population des pays du monde et que celles-ci prennent 90% des décisions « financières » des foyers américains. Une opportunité que n’ont pas manqué les entreprises du secteur banques et assurances, puisqu’elles représentent 40% des contrats de parrainages du sport féminin.
Au-delà du seul sponsoring, Jean-Baptiste Guégan précise que « le revirement business de Donald Trump n’empêche pas les investissements, boostés par la demande, la croissance économique. » Citant notamment l’investissement de 25 millions $ par Michele Kang au sein de la Soccer Forward Foundation, organe géré par la Fédération Américaine (et non la NWSL), et auquel on peut ajouter le mariage entre Gainbridge, assureur américain désormais « namer » et l’USL, l’approbation d’une D2 américaine sous l’égide de la NWSL… Le spécialiste en géopolitique du sport rappelle que le segment féminin est cité unanimement comme « le secteur le plus en essor du marché du sport, et à la croissance la plus pérenne » et qu’il faut donc « beaucoup nuancer les effets des décrets de Trump sur l’attractivité économique du football, du basket et des autres ligues en développement dans le sport féminin US. »
Changement de perspective ou changement de territoire ?
Néanmoins, les attaques portées sur la transidentité et « l’idéologie woke » par le candidat Trump peuvent projeter une ombre sur la vision et le champ de valeurs du sport féminin américain. En effet, à l’image de Megan Rapinoe ou de Serena Williams, mais aussi de Simone Biles, Billie Jean King ou Katie Ledecky, le sport féminin a été et est toujours le terreau d’un activisme sociétal presque militant. En réduisant au silence l’expression-même de certains termes, en imposant l’arrêt des politiques de discriminations positives au sein des entreprises souhaitant travailler avec le gouvernement américain, on peut se demander quel activisme peut-il subsister au sein du sport professionnel et universitaire américain et si les marques continueront à le soutenir.
A ces inquiétudes, Carole Gomez, chercheuse à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université de Lausanne et spécialisée sur l’impact du sport dans les relations internationales, recadre le champ et la portée des décrets pris au Bureau Ovale : « ces décisions sont une promesse de campagne, et sont comprises dans un cadre idéologique et de politique intérieure, dans lequel il convient de réduire les organisations au plus simple appareil financier et dans une logique de profit, de rentabilité, à l’image de la nomination d’Elon Musk au DOGE ». Pour la géopolitologue, c’est l’affirmation d’un pouvoir très fort, mais qui se « limite » au champ de pouvoir du gouvernement fédéral et laisse la voie à des initiatives privées et discordantes, à l’image de la NFL. Carole Gomez insiste également sur « la très grande quantité de décrets et d’information à digérer, dont le volume des réalisations ne pourra se mesurer que sur du moyen-terme », avec également l’impact des contre-pouvoirs qui peuvent se mobiliser.
Jean-Baptiste Guégan invite à la même prudence quant aux analyses « tranchées », en rappelant qu’il faut « se méfier de notre projection et de nos représentations des Etats-Unis de Trump, et se rappeler que les franchises opèrent dans des Etats différents, avec des logiques et des représentations différentes », en référence aux fractures sociologiques qui existent entre Etats littoraux et Etats intérieurs, entre urbains et ruraux et qui empêchent « les Etats-Unis d’apparaître comme un tout cohérent ». Il s’agit donc d’attendre aussi les réactions des contre-pouvoirs, et Jean-Baptiste Guégan cite l’influence importante des ligues qui régissent le sport américain, insistant sur leurs statuts privés, mais aussi le rôle de la FIFA et son acceptation des règles, et donc les franchises elles-mêmes qui « selon qu’elles soient californiennes ou texanes ou new-yorkaises n’auront pas le même mode de pensée ou de fonctionnement ».
A l’image du World Sevens Football et des stratégies de multipropriété, les investisseurs du sport féminin américain s’efforcent tout de même de diversifier leurs marchés. Dans le contexte incertain du marché intérieur américain, est-ce que ces investissements pourraient se faire à son détriment?
En rappelant l’avance économique des ligues féminines américaines, Jean-Baptiste Guégan exclut ce retournement des sponsors ou des investisseurs sur des territoires concurrents, malgré par exemple la vision saoudienne. Néanmoins, l’auteur de La Guerre du Sport identifie un effet possible auprès des marchés anglais (programme accélérateur des investissements dans le sport féminin, Women’s Sport Investment Accelerator scheme) et espagnols, écartant toutefois la France faute de conditions structurelles suffisantes sur le sport féminin. Il estime ainsi que pour certaines joueuses, l’essor des ligues anglaises et espagnoles constituent des opportunités de carrière, Il estime ainsi que pour certaines joueuses, l’essor des ligues européennes constitue des opportunités de carrière, mais dans des conditions salariales plus hétérogènes, puisque « la réalité financière est aux Etats-Unis », et ce malgré des offres pour les top-stars parfois supérieures sur le Vieux Continent, à l’instar de celles offertes en Turquie (basket, volley), Angleterre (football, rugby).
Enfin, les deux experts rappellent que les Etats-Unis vont organiser successivement les Jeux Olympiques (2028), et les Coupes du Monde de Football (2031) et de Rugby (2033). L’attractivité des GESI et l’impact commercial qu’ils établissent font que tant les instances mondiales (FIFA, CIO en particulier), tant les acteurs économiques ont tout intérêt à ce que le sport féminin américain soit protégé de la récession.