Le sport apparel au féminin : les enjeux d’un secteur stratégique

Le marché du sport au féminin fonde son expansion sur les deux ressorts de la visibilité médiatique et de la croissance de la pratique. La pratique sportive féminine nécessite des équipementiers innovants et la disruption avec les normes de genre qui ont traversé le secteur, afin de pourvoir en vêtements une clientèle de plus en plus qualifiée. En prenant appui sur la contextualisation culturelle et l’état des lieux du marché, essai d’analyse d’un secteur en pleine révolution.

Etat des lieux : de la transgression politique à l’opportunité mercatique

Pourquoi Nike s’est rapproché de Kim Kardashian et sa marque SKIMS ? Après un déploiement mondialisé de sa campagne 100% féminisée lors de la mi-temps du Superbowl LIX, et le retour vers l’équipement textile de performance dans le cyclisme, il est intéressant de se poser la question du contexte opportuniste de tels investissements du leader de l’apparel vers les gammes féminines.

Premièrement, le « costume de sport » de la classe féminine est une question ancienne. Julie Gaucher, chercheuse en histoire du sport, rappelle en citant Sandrine Jamain-Samson que le vêtement de sport féminin est depuis le début du XXème siècle une « transgression », depuis les bicycletteuses en « culotte » et non en robe ouverte, jusqu’aux beach-volleyseuses norvégiennes refusant le bikini. C’est la recherche de performance technique qui va pousser les sportives du début du siècle dernier à modifier leur vestiaire, qui restera néanmoins extrêmement normé, en faveur de tenues adaptées.

Beaucoup plus récemment, à la faveur notamment d’une plus grande visibilité de modèles sportifs, la pratique féminine croît et se démocratise.

Au-delà des pratiques organisées, dans les fédérations et clubs, partout dans le monde, une pratique sportive féminine individualisée prend son essor dans le running et le fitness.

Dans les salles de fitness mondiales, l’IHRSA Global Report décrit que désormais, les femmes représentent ainsi 57% des abonnés aux clubs. Au Royaume-Uni, elles sont 54%, tandis qu’en France, elles n’étaient « que » 35%. Aux Etats-Unis, le nombre de femmes ayant souscrit un abonnement a augmenté plus vite que le nombre d’hommes (32% vs 23,2%).

Côté running, les 45% des marathoniens américains sont des femmes, tandis qu’une étude publiée par ASICS évalue à 65% la proportion de femmes s’exerçant à la course à pied. Enfin, les travaux de Beat Knechtle, Anja Witthöft, David Valero et Katja Weiss décrivent un ratio hommes/femmes qui tend vers plus de parité sur toutes les catégories de course de fond.

Les enjeux stratégiques d’un marché en très forte croissance

La croissance généralisée du nombre de sportives implique de fait une hausse très importante de la demande en équipement, notamment en textile, sous la nomenclature de « sport apparel« , « performance apparel » ou d’ « activewear » selon les périmètres recensés.

Cette croissance économique se réalise néanmoins de manière disruptive, avec les prises de parole revendicatives d’athlètes au fort potentiel médiatique, qui ont osé transgresser les tabous, comme le rappelle Julie Gaucher, citant à la fois l’équipe allemande de gymnastique, la surfeuse Sylva Lima, mais aussi les tenniswomen Serena Williams, Elena Rybakina, Coco Gauff ou Naomi Osaka challengeant les normes esthétiques des tournois d’élite.

Au coeur de cette disruption, de nouveaux acteurs émergent, à l’image de New Balance ou Athleta, équipant respectivement Coco Gauff et Simone Biles, et Lululemon, qui alignent leurs modèles économiques sur les valeurs portées par les millenials et la Gen Z. Ces challengers cultivent une innovation autant économique, en créant le modèle de l’ « athleisure« , que sociétale qui vient soutenir une ébullition concurrentielle.

Le rôle des majors dans les leviers de croissance

Nouvellement concurrencées, les « majors » investissent sur plusieurs dimensions : visibilité, innovation, élargissement de gamme. A l’image de la start-up française HÄSTKO qui produit des sous-vêtements dédiés à la sportive, Nike investit donc désormais sur SKIMS qui développe des sous-vêtements techniques, un segment à forte valeur ajoutée et correspondant, selon Julie Gaucher à une logique de « sexuation du vêtement plutôt que de sexualisation« .

Dans cette logique d’adaptation à la physiologie féminine, on observe aussi les mouvements d’Adidas et Puma vers les sous-vêtements menstruels, à l’instar de la collaboration de Puma avec Modibodi.

Le plus grand levier disponible pour les « majors » de l’apparel est évidemment la visibilité. Les investissements sur les ambassadrices et les contrats d’équipements de ligues représentent en effet des postes de dépenses restrictifs pour les marques challengers.

C’est donc Nike qui équipe les franchises de WNBA et de NWSL, mais aussi les équipes dominantes du football que sont les Etats-Unis, l’Angleterre, la France et désormais l’Allemagne. Under Armour a investi sur le nouveau format Unrivaled, tandis qu’Adidas et Puma visent des athlètes très performantes sur les réseaux sociaux.

L’impact du merchandising, levier encore sous-opéré

Véritable KPI du marché, la visibilité auprès d’ambassadrices est en effet le levier principal du marché largement sous-investi qu’est le merchandising d’articles issus du sport professionnel.

Avec un potentiel estimé à 4 milliards $ et une cible plus éduquée, plus riche et plus familiale, le merchandising accompagne la croissance du sport-business au féminin, malgré des barrières sur la largeur de gamme opérée.

Mais l’essor du « social-shopping » couplé au rôle des athlètes ambassadrices permet de figurer une croissance redoublée sur l’offre de produits sous-licence.

Ainsi, la plateforme Fanatics, licenseur exclusif de la WNBA a pu recenser une croissance de 500% sur les maillots, et même supérieure à 1000 % sur les produits « player-exclusive », grâce aux succès médiatiques et sportifs des A’ja Wilson, Caitlin Clark et Angel Reese. Côté football, l’Euro 2025 devrait nourrir une demande croissante sur les maillots des sélections nationales féminines, qui disposent de leur propre gamme depuis seulement 2019.

Choisir son image, le vêtement sportif comme étendard

Grâce à l’activisme de sportives médiatiques et à la croissance de la pratique sportive individualisée, le demande de vêtements de performance explose. Nourrie par la volonté de « choisir l’image d’elles-mêmes » selon les mots de Julie Gaucher, les sportives représentent un segment très opportuniste pour les marques, qui voient aussi la possibilité de défendre leur alignement économique sur les valeurs de société contemporaines, loin des normes de domination masculine constitutives de l’espace sportif traditionnel.